EXPOSITION DU 2 OCTOBRE AU 5 DECEMBRE 2015

Les pierres transmettent un sentiment d’immobilité. Peut-être, est-ce la raison de la tendance des hommes à subir paisiblement l’évolution de leur propre environnement urbain. Aujourd’hui encore, alors que le Grand Paris remplace dans notre imaginaire la révolution haussmannienne, nous assistons à des débats où la ville paraît plus un territoire peuplé de statistiques que le théâtre de nos vies. Nous observons insouciants la destruction irréversible de notre cadre de vie quotidien et projetons même sur le passé cette difficulté à questionner l’évolution de notre environnement urbain. Nous nous contentons, par exemple, d’une vision stéréotypée de la Bohème parisienne, idéale pour vendre Paris sur le marché international du tourisme, sans saisir la beauté de ce phénomène artistique qui suivit de près la révolution haussmannienne. Qu’en est-il de ces artistes peintres, affichistes, photographes, écrivains et musiciens secoués par la disparition du vieux Paris au profit de boulevards jonchés de bâtiments bourgeois en pierre de taille ? Trop souvent, nous oublions que leur besoin de saisir à jamais certains lieux et de raconter les nouveaux modes de vie qui voyaient alors le jour était une réaction à la mutation radicale de leur environnement urbain.

Tout en restant dans leurs ateliers, les artistes de la Bohème furent les précurseurs de cette sensibilité croissante pour l’urbain qui caractérise l’art du XXème siècle. Le point de non-retour, qui transforma la rue de sujet de l’art en lieu de l’art, fut l’excursion organisée par Dada à l’église de Saint-Julien-le-Pauvre à Paris en avril 1921 : les artistes descendaient finalement dans la rue. Surréalisme, Situationnisme et Fluxus donnèrent une suite à cette révolution, que les kids désœuvrés des banlieues de New York ont démocratisé à coup de bombes aérosol.

Abandonnons, toutefois, cette idée que le graffiti writing de nos jours soit encore celui des seventies. Certes, l’ADN est le même, mais la palette des possibilités artistiques qui s’offrent aux graffiti writers de nos jours est beaucoup plus ample. Le travail d’ETNIK est en cela exemplaire, car, son étude du lettrage est porteuse d’une lecture de l’espace urbain qui dépasse le simple cadre du réel. Ses travaux plus récents – comme ceux réalisés pour l’exposition FUN da MENTAL –, confirment cette impression, mais les débuts de cette recherche remontent à 2003, quand ETNIK s’intéressa à la représentation des volumes des villes et abandonna la restitution fidèle des panoramas urbains, que le street artiste allemand Evol commençait alors à décliner au pochoir.

Fantaisie, couleur et abstraction ne sont pas un parti pris récent, mais le fruit d’une recherche picturale longuement mûrie, qui libère le regard urbain de cette approche trop rigide à la ville défendue par les urbanistes du XXème siècle. Admirons les couleurs artificielles et les tons de lumière irréels des tableaux d’ETNIK. Profitons de ses perspectives volontairement faussées, qui nous rappellent la beauté de l’imperfection. Écoutons le silence qui sature ses œuvres et questionnons l’absence de présence humaine. Tous ces éléments ouvrent la voie à un parallèle, qui dépasse le simple cadre pictural, avec les fameux paysages métaphysiques peints par Giorgio De Chirico à partir de 1910. Le refus commun à ETNIK et De Chirico d’une représentation fidèle des paysages urbains cache, en effet, la quête partagée d’une dimension du réel laissant place au rêve, à l’énigme, à l’imprévu, pour ne pas dire à l’humain.

La ville d’ETNIK n’est plus celle de De Chirico. L’urbanisme des années 1990 et 2000 a assimilé depuis longtemps le programme haussmannien. Cependant, comme le géographe David Harvey l’a récemment rappelé dans Villes Rebelles, notre conception de l’urbain est encore largement redevant à ces liens entre la ville et le capital financier, qui fut l’une des principales nouveautés du programme haussmannien. C’est dans un tel environnement, où la place de l’homme dépend souvent d’enjeux économiques que nous ne contrôlons qu’en partie, que les graffitis ont vu le jour. Quarante ans après les tags de Taki 183 dans les rues de New York, le graffiti writing a dépassé le stade de simple marquage d’un territoire. C’est un prisme à travers lequel regarder la ville, se la réapproprier et rêver une dimension du réel plus à même d’accueillir les citoyens qui peuplent ces territoires urbains.

Christian Omodeo