Quand Geoffroy Jossaume a demandé à Le Grand Jeu de développer une suite italienne de l’exposition Made in France, avec laquelle il a inauguré sa galerie niçoise au printemps 2014, nous avons immédiatement accepté sa proposition. Par son histoire, Nice semblait être une ville prête à saisir l’apport italien aux pratiques artistiques urbaines au cours des deux dernières décennies et la GCA Gallery un lieu capable de relever le défi de présenter, pour la première fois en France, une sélection choisie de onze artistes appartenant à l’une des écoles qui ont le plus contribué à l’histoire du graffiti et du street art.
Made in Italy clôture un recensement des artistes les plus intéressants de la scène italienne, entrepris en 2013 par Le Grand Jeu au sein de la Tour Paris 13 et continué cet été par l’équipe romaine de Walls avec l’exposition From Street to Art, organisée à la demande de l’Institut Culturel Italien de New York. Si ces deux premiers volets ont offert des aperçus cohérents, Made in Italy vient compléter ce travail, grâce à une sélection d’artistes qui appartiennent, à quelques exceptions près, aux premières générations de graffeurs et de street artistes italiens.
Axer un tel recensement à l’échelle d’un seul pays pourrait paraître une tâche risquée à une époque où internet et les compagnies low-cost favorisent un éclatement des frontières géographiques et une destruction des réseaux d’influence en vigueur autrefois. Cependant, réaliser un focus sur les artistes italiens actifs dans un milieu urbain dès la fin des années 1990 nous a paru un moyen efficace pour participer à cette remise en question d’une histoire globale de l’art, qui normalise les parcours museaux à l’échelle internationale et impose partout les mêmes hiérarchies artistiques. Quel est l’intérêt de visiter un musée étranger, si ce n’est celui de découvrir une production inconnue et des artistes peu représentés dans les collections de son propre pays d’origine ?
Il est indéniable que les artistes possèdent de nos jours un socle de connaissances communes beaucoup plus large par rapport au passé, mais il ne faut pas non plus sous-estimer l’impact du genius loci sur leurs propres recherches. Où d’autre Alexandre Farto aka Vhils, l’artiste portugais mondialement réputé pour ses portraits réalisés en creusant l’enduit des murs, aurait pu développer une telle pratique si ce n’est sur les façades décrépies de Lisbonne ? De la même manière, qu’il s’agisse de Bo130, BR1, CT, Etnik, JBRock, Galo, Microbo, Orticanoodles, Peeta, Pixel Pancho ou Zed1, il ne faut jamais oublier que leur art est né et s’est développé sur les murs de Turin, de Milan, des grandes villes de la Vénétie et, accessoirement, de Rome. Les ressentis des autres artistes qu’ils côtoyaient quotidiennement sur leurs travaux ont forcément influencé leurs parcours, tout comme une législation relativement indulgente vis-à-vis de ces jeunes habitués à confondre les murs de leurs villes avec des toiles.
Ainsi, Made in Italy offre au public français la possibilité de découvrir une scène artistique urbaine parmi les plus intéressantes à l’échelle internationale, autant pour la diversité des styles et des techniques, que par sa précocité. Plusieurs des artistes réunis au sein de ce projet ont, en effet, commencé à exposer dans les rues de leurs villes alors même qu’à Paris des artistes, aujourd’hui considérés comme des précurseurs du street art – Space Invader, Mr. André, Zevs, Honet et Stak –, bâtissaient leur propre réputation. Microbo, Bo 130 et Galo sont des personnages clés dans l’essor du street art en Europe, non seulement grâce à leurs parcours artistiques, mais aussi grâce à leur participation active à Arte Impropria en 2003 et The Urban Edge Show en 2005, deux expositions historiques qui ont réuni à Milan des artistes phares de ce mouvement, comme Shepard Fairey, Miss Van, Blu, Doze Green, Swoon, Jeremy Fish ou The London Police. D’ailleurs, leurs noms figuraient en 2013 parmi ceux invités par les fondateurs du célèbre site internet Wooster Collective à prendre part à l’exposition organisée à la Jonathan Levine Gallery de New York pour célébrer leurs premiers dix ans d’activité. Sur un tout autre plan, une histoire européenne de ce mouvement ne pourrait pas ignorer des artistes comme CT, Etnik et Peeta, d’une part, et Orticanoodles et JBrock, de l’autre. Les premiers font, en effet, partie de ces graffeurs qui, après avoir étudié le lettrage au cours des années 1990, ont progressivement élargi leur champ d’action à des recherches formelles plus ambitieuses afin d’enrichir les codes de l’abstraction contemporaine, entreprenant un parcours similaire à ceux du néerlandais Boris ‘Delta’ Tellegen et de l’allemand Mirko ‘Daim’ Reisser. Orticanoodles et JBrock sont, en revanche, deux représentants de cette génération qui a totalement révolutionné la technique du pochoir au cours des dix dernières années, tout comme le français C215, l’allemand Evol et l’espagnole BToy, en multipliant à grande échelle le nombre de layers utilisés et des sujets traités. Une sélection attentive aussi aux tendances plus récentes ne pouvait pas exclure, enfin, des artistes comme Pixel Pancho et Zed1, qui sont parmi les représentants italiens les plus attitrés de ce courant muraliste qui métamorphose les panoramas des villes du monde entier depuis quelques années, ou comme BR1, qui décline avec originalité la tradition noble du décollage d’affiches de Jacques Villeglé et Mimmo Rotella en l’associant à une iconographie politique contemporaine.
Si Paris a perdu, après la Seconde Guerre mondiale, ce statut de capitale artistique qui fait encore aujourd’hui une partie de sa gloire, la France et sa capitale ont réussi à s’imposer ces dernières années comme le pays référence dans l’essor de ces nouveaux courants, que l’on réunit sous le nom d’Urban Art et qui sont destinés à révolutionner les codes artistiques contemporains. Des rues aux galeries, des musées aux maisons de vente aux enchères, jusqu’aux murs de l’Hôtel de Matignon même – où une partie de la collection Gallizia a été exposée pendant l’été 2013 –, toute la France accompagne et soutient le travail de ces artistes « urbains ». Il était donc non seulement normal, mais aussi souhaitable de voir ce pays et en particulier une galerie niçoise se tourner vers l’Italie et s’intéresser à des artistes qui sont en train d’écrire l’histoire de ce mouvement artistique.

Christian Omodeo